CHAPITRE II

PARIS ! ET LA VIE

Perdu au cœur de la ville, dans l’enchevêtrement des rues, coincé entre la Seine et les jardins du Luxembourg, le boulevard Saint-Michel s’étirait longuement, immense ruban de goudron grisâtre.

Les immeubles rénovés, qui accueillaient la devanture de multiples boutiques, semblaient refuser avec obstination d’apporter un peu d’ombre à la rue, ne fût-ce que sur les trottoirs où allaient des centaines de personnes, marchant, discutant, se bousculant, au beau milieu des gaz d’échappement.

On était au début de l’après-midi et il régnait sur le boulevard une odeur de cohue, de vie et de fête. Les gens étaient heureux…

Pensivement adossé contre un mur, Elisha regardait la foule, observait chaque corps et chaque visage, comme un esthète eût observé les détails d’un tableau, guettait chaque mot pouvant sortir à l’improviste d’une bouche, sensuelle ou édentée ; il sentait peu à peu l’inspiration monter en lui, à mesure que ces choses à la fois uniques et quotidiennes se déroulaient devant ses yeux. Aussi loin qu’il se souvînt, cela avait toujours été ainsi : il avait beau considérer objectivement la ville comme le réceptacle de toutes les laideurs et proclamer bien haut qu’il la détestait, il ne pouvait s’empêcher de revenir s’y plonger et avait besoin d’elle pour sentir les mots s’assembler de façon correcte dans sa tête ou sous sa plume.

Elisha était né à Paris, en plein cœur du neuvième arrondissement, avait grandi à Paris, toujours vécu à Paris. Il pensait en connaître chaque rue, chaque bâtiment, chaque couloir souterrain. Et pourtant, lorsqu’il faisait l’effort d’y flâner de nouveau, il découvrait encore et toujours quelque chose d’inconnu, quelque chose de plus, un bruit, une couleur, une odeur qui n’était pas là auparavant, ou bien qu’il n’avait pas remarqué, tout simplement, et qui devenait prétexte à un poème.

Elisha, bizarrement, était poète…

Bizarrement, car en ce XXe siècle finissant, la poésie et l’art en général avaient perdu droit de cité dans les salons, n’étaient plus considérés que comme des passe-temps oisifs et égoïstes, dont ne pouvaient se glorifier que ceux qui n’étaient pas adaptés au monde. Comment pouvait-on perdre son temps à de tels jeux, alors que la vie offrait de nombreuses et toujours renouvelées occasions de s’amuser ?

Elisha soupira profondément ; cela ne datait pas d’aujourd’hui : il ne s’était jamais senti à l’aise dans les réunions familiales ou amicales, quand chacun faisait ce que bon lui semblait, sans se préoccuper d’une loi quelconque, hormis celle, primordiale, de ne pas faire de mal aux autres. C’était d’ailleurs probablement là une conduite louable, qu’on eût même pu qualifier d’utopique quelques dizaines d’années plus tôt, mais Elisha ne parvenait pas à se mettre au diapason.

Il n’était pleinement heureux que lorsque, le soir, dans la solitude de sa chambre, il composait des vers et se les récitait à mi-voix, laissant les mots s’insinuer lentement en son être et le griser d’une douce mélancolie.

Il avait retrouvé dans une vieille librairie perdue aux confins de Paris d’antiques volumes poussiéreux, reliés de grosse toile, dans lesquels était consignée la mémoire poétique d’une lointaine génération de l’humanité. Elisha avait dévoré fiévreusement les œuvres de ces hommes oubliés qu’étaient Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire ou Paul Verlaine, ressentant comme siens leurs émotions, leurs joies, leurs peines et leurs remords d’un autre siècle.

Tout enfant déjà, doté d’une constitution fragile qui lui avait laissé – à l’âge adulte – cette apparence chétive dont il n’était que trop conscient, il se mêlait rarement aux jeux des gamins de son âge, préférant lire, écrire ou, tout simplement, rêver. Il vivait ainsi des milliers d’aventures différentes, peuplées d’amour et de mystères, s’exaltant, riant, pleurant tout à la fois et maudissant – à son retour dans la réalité – le destin alcoolique qui l’avait projeté dans une époque moderne où le plaisir suprême d’un enfant résidait en un mimétisme forcené des adultes.

Une vigoureuse poussée le tira de sa rêverie : la vieille dame qui venait de le bousculer s’excusa sèchement, comme pour lui faire comprendre que c’était à lui de demander pardon, puis – lui tournant le dos – se dirigea vers l’entrée grouillante d’un tramway.

Elisha secoua vivement la tête, se rendant compte qu’il était urgent pour lui de se replonger un peu dans le réel ; il lissa la courte barbe brune qui ornait ses joues et son menton et jeta un coup d’œil inquiet à sa montre : dix heures moins le quart !

Il était temps, plus que temps même, de se diriger vers l’usine s’il ne voulait pas être en retard pour accomplir sa période de travail journalière. Il savait par expérience que les retards étaient sévèrement sanctionnés par une augmentation du temps de travail, pendant une période plus ou moins longue, suivant la gravité de la faute.

Elisha se décolla du mur où il était adossé et se mit à marcher sur le trottoir : il allait le plus souvent à pied, n’empruntant le métro ou les trams – qui avaient progressivement remplacé les autobus, dans la décennie précédente – que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement. Il n’appréciait que peu ces véhicules à l’itinéraire figé, que guidait la volonté de quelques hommes enfermés.

Elisha détestait se laisser conduire sans pouvoir intervenir : farouche partisan de l’individualisme, il ne parvenait pas à s’habituer à l’idée que sa vie fût gérée par un petit groupe d’individus aux ordres indiscutables.

Une fille aux cheveux teints en vert lui mit brusquement une main sur l’épaule et déposa un baiser sonore sur sa joue.

— Souris un peu ! s’exclama-t-elle. Tu nous caches le soleil…

Elisha ne répondit pas. Déçue, la fille s’éloigna doucement en ondulant des hanches, vivante invitation à l’amour, en cette journée d’été. Elle était heureuse, visiblement, et souhaitait sans doute sincèrement que tout le monde le fût avec elle, mais ne se sentait pourtant pas la force de s’intéresser aux quelques fous refusant le bonheur qu’on leur offrait sur un plateau.

Les gens étaient ainsi : bienveillants et insouciants… béats et irresponsables, pensait souvent Elisha.

Il esquissa un sourire ; jamais il n’eût cru avoir les épaules assez larges pour cacher le soleil à qui que ce fût.

En passant devant la porte ouverte d’une boutique, Elisha entendit retentir les échos de la dernière chanson de Jarvis et – refoulant les pensées qui l’incitaient à se dépêcher – il entra.

La boutique était vide, bien entendu, et il y régnait cette atmosphère de propreté aseptisée, constante de tous les lieux publics, mais la musique qui jaillissait d’un haut-parleur la rendait presque sympathique.

Jarvis était bien le seul produit de la société moderne qu’Elisha trouvât acceptable…

— Bonjour ! roucoula une voix féminine, par-dessus la chanson. Vous venez d’entrer dans un magasin d’alimentation. Faites votre choix…

Elisha jeta un coup d’œil distrait aux boîtes de conserves, paquets de bonbons et autres gâteaux emballés sous vide qui étaient exposés derrière les parois vitrées. Un petit écriteau précisait que ces dernières étaient à toute épreuve. Le jeune homme arrêta finalement son choix sur un paquet de cigarettes au nom exotique, s’approcha de la console qui ornait le fond de la boutique et commença de tapoter sur le clavier, répondant aux questions à mesure qu’elles s’inscrivaient sur l’écran :

NOM ? Elisha Joubert.

N° DE COMPTE ? 2077287 K.

ARTICLE ? cigarettes MARLSTON (paquet de 20).

QUANTITÉ ? 1.

L’écran s’effaça totalement ; au bout de quelques secondes, la voix féminine retentit de nouveau !

— Votre compte a été débité de 735 francs, susurra-t-elle. Veuillez prendre possession de votre article. Merci et bonne journée !

Elisha tendit la main vers la trappe qui jouxtait la console, récupéra le paquet de cigarettes venant d’y être déposé et le glissa dans la poche poitrine de sa chemise avant de sortir de la boutique : la chanson de Jarvis, achevée depuis quelques secondes, avait été remplacée par une sorte de cacophonie ressemblant à un bris de vaisselle, que son caractère répétitif pouvait faire passer pour de la musique…

*

L’usine était une grande bâtisse, tout en longueur qui, sur la rive droite, forçait une place à sa grisaille de béton, à mi-chemin entre le théâtre du Châtelet et les tours de Notre-Dame.

Elisha arriva devant la large porte à deux battants quelques minutes seulement avant le début de sa période de travail ; il n’y aurait pas de sanction pour lui, cette fois-ci. Les choses étaient telles qu’on ne faisait pas de différence entre un citoyen arrivant juste à l’heure et un autre que le zèle poussait à être perpétuellement en avance. Par contre, la plus petite seconde de retard était enregistrée et répercutée.

Elisha haussa les épaules ; mécaniques stupides et programmées, les ordinateurs avaient toujours été les chantres de l’exactitude. Mieux valait en prendre son parti…

Il sortit sa carte d’identité magnétique de son portefeuille et l’inséra dans la fente prévue à cet effet, sur le côté de la porte. Quelques secondes s’écoulèrent puis, sortant d’un haut-parleur, retentit l’éternelle voix doucereuse dont étaient équipés la quasi-totalité des dispositifs automatiques :

— Citoyen Elisha Joubert, vous êtes le bienvenu ! Veuillez entrer !

Un léger déclic signala à Elisha que la porte était ouverte. Il la poussa et pénétra dans un long couloir aux murs jaunâtres, récupéra sa carte sur une tablette. La porte se referma d’elle-même…

Pour Elisha, elle ne s’ouvrirait plus que trois heures plus tard.

Se retrouver ainsi virtuellement prisonnier de l’usine était l’une des contraintes que le poète supportait le plus difficilement, mais il savait ne pas pouvoir y échapper, aussi tentait-il de s’en accommoder du mieux qu’il le pouvait…

Il suivit le couloir jusqu’à un ascenseur dont les portes ouvertes semblaient l’inviter à entrer et qui le déposa très vite à l’étage où il travaillait régulièrement. Les données lues sur sa carte magnétique avaient été dûment enregistrées et dispensaient leur propriétaire de toute action personnelle susceptible d’occasionner une erreur. Ici, au sein de l’usine, le facteur humain était réduit au strict minimum…

Quatrième sous-sol, disait un panneau lumineux, au centre de l’immense pièce sur laquelle ouvrait l’ascenseur. Telle une tour Montparnasse négative, l’usine déployait la multitude de ses niveaux sous la surface de la terre, jouant à cache-cache avec les couloirs du métro avant de s’enfoncer tout droit dans les profondeurs.

Et là, au quatrième sous-sol, le seul qu’ait jamais connu Elisha, régnaient en maîtres le crépitement des imprimantes, le ronflement des mémoires en action et le souffle des ventilateurs, chaque bruit répété encore et encore par des dizaines de postes de travail individuels et se mêlant aux autres, pour ne plus former qu’un ronronnement continu et oppressant qui martelait consciencieusement les tympans.

Chaque fois qu’il pénétrait en cet endroit, Elisha se sentait pris d’un brusque réflexe de rejet, se traduisant par une violente envie de se précipiter à l’extérieur. Seule la certitude que toute sortie fût impossible, avant la fin de la période obligatoire, le contraignait à se faire violence et à s’avancer dans la pièce jusqu’à son poste de travail ; le N° 18 : une simple table sur laquelle reposaient une console, formée d’un clavier digital et d’un écran, une imprimante et – petit empilement de feuilles de papier – ses instructions du jour.

Le poste était toujours inoccupé lorsque, chaque jour, il venait s’y installer et semblait le rester à l’instant où il le désertait pour retrouver la vie urbaine. Pourtant Elisha savait qu’il n’était pas le seul à l’utiliser ; il avait souvent remarqué comment la relève s’opérait sur les postes voisins du sien, sorte de rituel immuable, sans cesse renouvelé : quand un opérateur reprenait l’ascenseur vers l’air libre, son imprimante se mettait presque aussitôt à crépiter, tapant les instructions de celui qui allait prendre sa place et qui n’arrivait généralement que quelques secondes après la fin de l’impression. L’ancien et le nouveau travailleur ne se rencontraient jamais, ce qui facilitait grandement l’application du principe premier de l’usine : Vous travaillez ici pour le bonheur de l’humanité et, donc, le vôtre. Ne songez qu’à votre travail et évitez tout contact avec vos compagnons !

Rentabilité avant tout ! Telle était la politique de l’usine, de toutes les usines qui, de par le pays et de par le monde, emprisonnaient quotidiennement pour trois heures chaque citoyen majeur que comptait la planète.

Elisha parcourut rapidement ses instructions du regard, s’attendant presque à ce qu’il allait lire. Effectivement, cette fois encore, il n’avait pour mission que de rentrer en mémoire une interminable liste de données, à l’aide d’un programme de prise en compte qu’il lançait grâce à la console ; une série de quelques dix gestes élémentaires qu’il répétait à l’infini.

Depuis combien de jours, combien de mois, accomplissait-il cette même tâche débilitante ? Il ne pouvait s’en souvenir mais il lui semblait qu’un jour ou l’autre il ne pourrait plus la supporter.

Pourtant, inlassablement, jour après jour, il continuait d’exécuter les ordres de la machine, ou, plus exactement, les ordres transmis par l’intermédiaire de la machine (malgré leur sophistication de plus en plus grande, les ordinateurs n’étaient certes toujours pas capables de penser et ne risquaient de se révolter contre leurs créateurs que dans les cerveaux dérangés de quelques rêveurs) ; peut-être lui restait-il un semblant de ce sentiment que les médias appelaient « responsabilité sociale », lui soufflant que ce travail était le seul effort demandé aux hommes de l’âge moderne et qu’il constituait le prix à payer pour une vie facile et heureuse…

Peut-être, oui… Mais peut-être était-ce aussi beaucoup moins simpliste.

Elisha poussa un soupir fataliste et commença de pianoter machinalement sur le clavier, en laissant errer ses pensées à leur guise.

Par la force de l’habitude, il était parvenu à s’abstraire totalement de ce qu’il faisait et pouvait compléter sans faute sa séquence d’instructions tout en songeant à tout autre chose.

C’était probablement cette faculté de retrait vis-à-vis de la réalité qui lui permettait de tenir bon et l’empêchait de tout bonnement devenir fou.